OTS ou l’urgence de sauver un grand corps malade

Le collectif d’enseignants « On a trop supporté » réclame plus de 100 milliards de francs CFA à l’Etat camerounais.

Alain Brice Talla Defo's photograph
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Les cours ont repris dans les établissements secondaires publics du Cameroun il y a une dizaine de jours. La majorité des enseignants avaient déposé la craie depuis le 21 février 2022. Ils agissaient ainsi sous le nom de code On a Trop Supporté (OTS). Les enseignants observaient une grève massivement suivie pour obtenir de l’État camerounais le payement de la totalité des salaires. Beaucoup parmi eux, depuis des années, perçoivent seulement les deux tiers de leur salaire. D’autres réclamaient des avancements gelés ou des primes non payées. L’ensemble de ces revendications est évalué à plus de 100 milliards de francs CFA.

Ce mouvement, comme celui initié par le Collectif des Enseignants Indignés du Cameroun en 2017, est révélateur de la gangrène qui ronge le système éducatif du Cameroun de l’intérieur depuis plusieurs décennies. Il est urgent de faire un bilan de santé du corps de l’éducation nationale et de le soumettre à un traitement de choc qui puisse le remettre sur pied.

Le 17 mars dernier, le directoire du mouvement OTS a adressé une énième correspondance au Président de la République, Son Excellence Paul Biya. Il y a formulé 31 doléances se rapportant de façon précise aux maux sous le poids desquels ploie le corps enseignant.

Ces revendications sont de deux ordres, financier et procédural. Le long chapelet ainsi égrainé est le signal qui rappelle que le système éducatif camerounais se porte mal. Résultat : la nation camerounaise ne reçoit pas de l’éducation nationale des produits à la hauteur des enjeux de son développement.

Un confort jamais retrouvé

Les enseignants du Cameroun subissent un traitement avilissant depuis plusieurs décennies. Au point que très peu d’élèves rêvent d’embrasser la profession d’enseignant aujourd’hui. Comme le relève Ambassa F., enseignant dans un lycée de la région du Centre, « Aucun enfant ne veut faire carrière dans l’enseignement. L’enseignant est devenu la risée de la société. Si rien n’est fait dans la restauration de la dignité de ce corps de métier, les enseignants des prochaines années seront tous des mercenaires, des aventuriers ». Cette situation trouve son origine au début de la dernière décennie du siècle passé.

Au plus fort de la crise économique du début des années 1990, les agents de l’État au Cameroun ont subi une double baisse des salaires, en janvier puis en novembre 1993. Les enseignants, haut-gradés de la fonction publique, ont perdu le confort que leur enviaient beaucoup d’autres agents publics. Un commerçant ambulant observe avec regret que les parkings de tous les lycées de la ville de Yaoundé devant lesquels il passait chaque jour étaient bondés de voitures neuves, signe extérieur de l’embonpoint des finances des jeunes enseignants de cette époque. « Les enseignants les moins bien lotis se déplaçaient en Volvo », nous apprend-il.

Dans son discours de fin d’année 1993, le Président de la République a expliqué cette baisse de près de 70 % des salaires des fonctionnaires par la nécessité de garder tous les agents de l’État en service, malgré le poids de la crise financière d’alors.

« Le choix était pourtant douloureux – ou licencier plusieurs dizaines de milliers d’agents de l’État ou procéder à une nouvelle baisse des rémunérations à un niveau compatible avec nos ressources. Nous avons choisi la réduction des salaires pour ne pas avoir à jeter dans la rue des dizaines de milliers de Camerounais, pères et mères de dizaines d’enfants et de famille, jeunes en début de carrière, anciens fonctionnaires dont la reconversion aurait été difficile. », déclarait alors Son Excellence Paul Biya.

Le collectif « On a trop supporté » grève depuis le 21 février 2022.
Le collectif OTS grève depuis le 21 février 2022. (Facebook).

Pourtant, la situation s’est davantage dégradée seulement un mois après ce dégraissement salarial. Le 11 janvier 1994, le spectre de la dévaluation du franc CFA s’est abattu sur le Cameroun et le reste du pré carré français comme le déluge dans la bible. Ce qui restait alors du salaire des enseignants a perdu la moitié de sa valeur du fait de ce tonnerre. Passés de plus de 400 000 francs CFA à 64 000 francs CFA comme nous l’a précisé Zeh E. un professeur de lycée au bord de la retraite, les salaires des enseignants n’étaient alors plus que la monnaie de singe.

Si la paie des enseignants a été revalorisée au gré des multiples mouvements syndicaux jusqu’à atteindre 226 223 francs CFA pour un professeur de lycée d’enseignement secondaire, il reste que pour toucher son premier salaire, l’ancien élève professeur doit s’armer de patience…

Le long chemin vers le salaire

Devenu malgré lui la figure emblématique du mouvement OTS, Hamidou a travaillé pendant 10 ans comme enseignant de sport au lycée de Beka, dans la région du Nord, sans le moindre copeck. Sa photo portant la marque de sa revendication a fait le tour des réseaux sociaux. Elle a ému l’opinion publique. Au point qu’en quelques jours, le ministre de la Fonction publique a signé son arrêté d’intégration. Il a malheureusement été frappé par la faucheuse, quelques jours seulement après la signature dudit arrêté d’intégration à la fonction publique. Il était sorti diplômé du centre national de la jeunesse et des sports de Garoua en 2011.

Comme celui d’Hamidou, de nombreux cas à l’instar de celui de Taira née Assinwa Suzanne, institutrice contractuelle en service depuis 2011 sans salaire, dans le département de la Bénoué, ont été révélés par le vent du mouvement. 

Contrairement à ce que certains ont essayé de propager, les situations du regretté Hamidou et de Taira Suzanne sont loin d’être des cas isolés. En effet, depuis de nombreuses années, il est plus difficile de percevoir son salaire intégral d’enseignant que d’être admis à l’une des six écoles normales supérieures que compte le pays.

Chaque enseignant du primaire et du secondaire passe par la longue et douloureuse expérience de l’attente de son salaire au Cameroun. C’est le baptême de feu qui consacre l’entrée dans le cercle des fonctionnaires « utilisés » par le ministère des Enseignements secondaires et le ministère de l’Education de base. Même les « fils à papa » y passent.

À l’effet de raccourcir la durée des attentes qui était de cinq années en moyenne, les ministères en charge de la gestion des carrières des enseignants ont sorti de leur boite à astuces l’ingénieuse formule des tiers, qui consiste à avancer au jeune enseignant les 2/3 de son salaire après la signature d’un arrêté de prise en solde. Il s’en contente alors en attendant la signature d’un autre arrêté consacrant son intégration dans la fonction publique.

« On a trop supporté » réclame plus de 100 milliards de francs CFA à l’Etat camerounais.
OTS / (Facebook).

Si la mesure a réjoui la plupart des nouveaux professeurs de lycées à son annonce, ces derniers n’ont pas tardé à déchanter. Après le rationnement partiel des jeunes fonctionnaires de l’éducation nationale, ceux-ci attendent parfois de voir leur salaire complété pendant de longues années. Ambassa F. nous apprend, son amertume à peine voilée, qu’il entame sa huitième année d’attente du complément de son salaire. Les avancements, eux, sont une autre paire de manches. De l’avis de plusieurs pédagogues en service dans les lycées et collèges du Cameroun, le retard de payement des salaires, avancements et rappels y afférents est le fait de la corruption et de ses métastases devenues le mal du système.

La corruption galopante

« Il m’est apparu qu’il existait des cas d’escroquerie persistante impliquant des personnes de moralité douteuse qui ciblent les écoles, les délégations et les couloirs du ministère de l’Enseignement secondaire pour escroquer d’énormes sommes d’argent aux enseignants afin de faciliter le traitement de leurs dossiers ». C’est en ces termes que la ministre des Enseignements secondaires indexait ses collaborateurs coupables des faits de corruption au sein de son département ministériel dans la note N°46/19/M/M/MINESEC/CAB du 24 juin 2019. Rien n’y a pourtant véritablement changé. Le prix à payer pour rentrer en possession de son dû lié à différents actes de carrière est officieusement connu de tous. Les taux varient de 10 à 20 % du montant attendu, selon que l’on négocie avec un intermédiaire de niveau 1 ou 2 ou directement avec l’agent du ministère ayant le pouvoir de faire avancer le dossier. Ainsi, pour un rappel d’un million de francs CFA, il faut être prêt à céder 100 à 200 000 francs CFA.

Des audios de ces agents d’un autre genre circulent chaque jour sur les réseaux sociaux sans que leurs auteurs, formellement identifiés, ne soient inquiétés.

À l’époque d’un Ministre des Enseignements Secondaires disparu, les comptoirs de négociations et les montants à payer pour les affectations étaient connus de tous. Des indiscrétions, qui semblent paradoxalement regretter cette époque, révèlent qu’il suffisait de verser la somme de 300 000 francs CFA pour être affecté dans l’établissement de son choix. On se souvient que le ministre Ngalle Bibehe a fait du désengorgement des lycées des grandes villes en sureffectif l’un de ses principaux chantiers. Cela ne lui a pas valu que des amitiés. 

Des milliers d’enseignants frappent à la portent de ces fonctionnaires véreux chaque mois, arguant qu’ils n’en peuvent plus d’attendre. On peut donc allègrement imaginer que la lenteur du traitement des dossiers des enseignants est voulue et entretenue.    

La grève des enseignants qui a duré cinq semaines au Cameroun tient donc de ce que ces cadres de l’État camerounais ont trop supporté. Le mal qui les accable est si profond que certains en sont à appeler la mort.

Le Président de la République a prescrit un train de mesures. La première est le paiement de l’intégralité de leur salaire à tous les enseignants déjà intégrés à la fonction publique. Par la suite, les avancements seront traités et pris en compte dans les salaires. Par ailleurs, le traitement des dossiers d’intégrations sera accéléré et raccourci.

Il est urgent que le gouvernement accorde plus de sérieux aux termes de l’accord avec les différents représentants du mouvement OTS. Car « le Cameroun sera ce que l’enseignant en fera », comme le précise la devise de l’un des syndicats des enseignants du secondaire.